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Marthe Dobiecki (18e) raconte l'ESJ de son temps

Les anciens à la Une

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05/11/2024


Diplômée de la 18e promotion, Marthe Dobiecki (née Danel) a longtemps été notre doyenne. Décédée l’an dernier à plus de 100 ans, elle était venue à l’anniversaire de promo en 2018 et quelques semaines plus tard, Dune Froment (92e) était allée l’interviewer avec sa caméra.

C’est le script intégral de cet entretien, décrypté par Frédéric Baillot (54e), que nous vous proposons de lire ici :

 

«-Pouvez-vous me dire où vous êtes née, en quelle année, ce que faisait votre papa ?

-Je suis née en 1922, à Pommerat, un beau petit village. Du coup, certains petits enfants m'appellent "mamie pommerelle".

Mon père était enseignant aux facultés catholiques de Lille, professeur de droit

 

-Comment en êtes-vous arrivée à faire l'école de journalisme ?

-Très tôt dans ma vie, j'ai eu une envie incoercible d'écrire, de mettre par écrit tout ce que je vivais, ce que je ressentais. Ce qui m'a amenée à faire très tôt un journal de classe, en 6e. Et puis après j'ai voulu raconter des vacances avec des cousins germains, une bande de gamins qui faisaient des choses très drôles. J'avais appelé ça la "Gazette des lapins sauvages".  J'ai écrit à 13 et 14 ans une histoire de mes poupées. J'étais comme une étalagiste et tous les dimanches, elles étaient au cinéma, elles voyaient les trois petits cochons, elles allaient aux sports d'hiver, déguisées sous des quilles avec un essuie-mains blanc et puis une petite luge en meccano. J'ai raconté ça sur deux cahiers qui ont été très appréciés par le Musée de la poupée à Paris. J'ai emmené ces cahiers pendant la guerre quand il fallait partir en exode. J'ai cherché ce qui pouvait m'aider à transmettre.

J'étais au courant de l'existence de l'école grâce à mon père qui connaissait très bien Paul Verschaeve, ce passionnant directeur

 

-Vous pouvez nous parler de Paul Verschaeve ?

-C'était quelqu'un de très proche, très présent et qui ne se prenait pas pour un créateur, alors qu'il l'était. 

Personne n'y croyait. "Former des journalistes, mais enfin, à quoi ça ressemble, c'est sur le carreau qu'ils se forment !" Lui, d'instinct et de conscience profonde, il savait que les connaissances sont importantes, la connaissance du monde, son histoire, sa géographie, l'économie politique, comment elle se présente différemment ici ou là, la connaissance des langues aussi. Aujourd'hui c'est tellement important tout ce qui permet de rejoindre les autres, quels que soient leurs idées sur le monde, son avenir, ses origines. Tout est question. Et je dirais même aujourd'hui dans ma foi tout est mystère, un mystère passionnant d'accord, mais insondable

 

-Comme directeur, était-il accessible ? Vous le voyiez toutes les semaines ? Est-ce que vous pouviez lui parler ?

-Il était présent tout le temps, on le voyait très facilement, dans la canarothèque (l’ancêtre de la bibdoc où les étudiants pouvaient lire les journaux que l’école se fournissait), il nous faisait faire les travaux pratiques, il nous aimait vraiment, comme si on était ses enfants. C'était très jovial, on n'était pas là à se dire "attention voilà le directeur"

 

-On le surnommait "petit père"

-J'ai une lettre qui m'a vraiment sidérée, avant que je ne sois à l'école. Que ce directeur d'école me dise "Voilà ce qui ce qui serait bien que vous prépariez, envoyez-moi des petits textes que je vous corrigerai. Ca me tenait dans une attente vivante, de faire ces études auxquelles j'aspirais.

"Mademoiselle, je vous retourne ci-joint les compositions que vous avez bien rédigées. Et notamment le devoir sur les odeurs de Paris. J'ai été heureux de constater un progrès sensible pour les rédactions. Je ne puis que vous conseiller de continuer à écrire souvent et à lire de bons auteurs par petites doses en faisant très attention à la forme et à la manière dont les idées sont développées". Vous vous rendez compte, recevoir ça de "petit père"

 

 

-Vous étiez dans la même promotion que Jules Clauwaert…

-Il avait un caractère très entier. Si quelqu'un s'opposait, c'était Jules. Si quelqu'un retournait les photos de Pétain, c'était Jules, si quelqu'un chantait les nouvelles chansons, c'était Jules"

 

On est comme ça, c'est notre caractère, il y a qu'à s'y faire

On est comme ça, on nous changera pas

 

L'école a été un moment très important de ma vie, ça a coloré tout le reste. 

 

Je pensais à l'école de journalisme et je me disais mais oui, pourquoi pas journalisme. Comme j'aime bien chanter et composer, j'ai écrit ça : 

Ah ma pauvre petite tu n'as pas le sens pratique, 

tu t'noies dans une goutt'd'eau

C'n'est pas de tout repos

Et en plus ton surmoi te cause beaucoup d'émois, 

tabous et interdits, débrouille toi dans tout ça

Un père interdicteur j'en ai un par nature

Y affaire à la loi, m'en a transmis l'effroi

Et comme ça ne suffit pas, j'en ai choisi bien d'autres

Ecrivain n'y songe pas, noble titre pas pour toi

Tu es femme en plus, cela ne l'oublie pas 

Pourquoi pas journaliste, ce peut être une voie

Donc sans plus attendre, lance toi sans effroi

Me voilà étudiante, assez sûre de mon choix

D'une ardeur dévorante, prête à tous les exploits

 

Je l'ai écrit quand j'y étais, il me manque des petits couplets, je me souviens : 

"Pour ne pas être traitée de cruche, faut porter la faluche

Aux étudiants follets faut rabattre le caquet"

 

-Est-ce que vous avez gardé des liens avec des gens de votre promotion ?

-Je les retrouvais avec joie quand il y avait des rencontres à Lille mais avec mes obligations familiales, des enfants petits, je n'y retournais pas comme je voulais.

C'est quand mes enfants ont été élevés que j'y suis retournée plus régulièrement. 

Ceux de ma promotion, je pense à André Bert à la Voix du Nord, Jules Clauwaert à Nord Eclair 

Maurice Monnoyer m'envoyait régulièrement les annonces de tous les livres qu'il écrivait, Guy Fauchille aussi, je lui ai acheté un de ses livres. Ce n'était pas du quotidien, puisque nous vivions loin les uns des autres. Ce qui a été très riche, c'est avec mon amie Jeanine. Elle a épousé un mari qui n'a pas vraiment souhaité qu'elle travaille, mais ses filles ont pris le relais, elle a deux filles et trois fils, je suis resté en lien avec ses filles. J'allais la voir régulièrement, je prenais le train trois fois par an exprès pour aller voir Jeanine, parce que très vite elle a été coincée par sa santé, elle avait des problème de dialyse trois fois par semaine, il fallait un courage fou pour tout ça. Je ne l'ai pas lâchée, jusqu'au jour où elle a décidé d'en arrêter avec ça. A ce moment-là on ne faisait pas des greffes de reins elle est décédée, cela a été un immense chagrin pour moi et je n'oublierai jamais l'amitié profonde qui nous liait. Je venais chez elle je lui lisais mes textes, elle disait "encore". Elle aimait ce que j'écrivais et elle m'a beaucoup aidée.


-C'était comment l'école pendant l'occupation ?

-Elle était sûrement moins fournie, parce qu'il y avait des gens qui étaient aux armées, qui auraient dû être là, mais qui n'étaient pas là.

On ne peut pas dire que ça a été un ilôt de résistance. C'est comme ça. Beaucoup de choses étaient sous le manteau. Mes parents étaient résistants, Jules était résistant. C'est après qu'on a découvert qui était résistant, qui ne l'était pas. Moi je ne suis jamais allée danser, pendant que d'autres souffraient, peinaient. C'est un détail, mais pour nous ça comptait beaucoup.

 

-Et Jules Clauwaert, qu'est-ce qu'il faisait comme acte de résistance à l'école ?

-Lui, on savait qu'il était résistant, on l'a su très tôt, parce qu'il ne pouvait pas se taire. Quand il touchait aux photos de Pétain, moi j'étais bien contente.

Le prêtre qui dirigeait la Catho à ce moment là était pétainiste en diable. On se moquait un peu de lui, on ne l'appréciait pas vraiment.

 

-Il y avait des photos de Pétain partout dans l'université ?

-Dans chaque fac en tout cas.

 

-Et il y avait des Allemands dans l'université ?

Nous avons été occupés, mais quand j'ai repris l'école ils n'étaient plus chez nous.

 

-Vous êtes entrée à l'école en 42, vous êtes sortie en quelle année ?

-Je n'avais pas envie de quitter l'école. J'ai fait Sciences Po en même temps, et je cherchais toutes sortes de bonnes raisons de ne pas laisser ce milieu que j'adorais. J'ai quitté Lille en 46 et je suis venue à Paris chercher du travail. Ces quatre années ont vraiment marqué ma vie.

 

-A l'époque l'école de journalisme faisait vraiment partie de la Catho de Lille

-On était dans les mêmes locaux. La Catho j'avais toutes les raisons de l'aimer puisque mon père y avait sa vie. Il y avait des gens super qui nous faisaient des conférences dans l'Aula Maxima. Ces conférences m'ont construites, même si je trouve que c'était un peu trop catho. Il y avait le supérieur des Carmes, le père Lucien, le révérend père Motte, celui qu'on appelait Tiber, le chanoine Tiberghien, c'était mon parrain, un homme ouvert, remarquable qui avait des neveux prêtres ouvriers qui connaissaient les débuts de l'action catholique. Des gens ouverts sur le monde. 

C'est normal que cette école qui se veut universelle et ouverte à tous ait quitté la Catho

 

-Qu'est-ce que vous avez pensé quand l'école est devenue laïque et qu'elle a quitté la catho ?

-Quand il s'est trouvé que l'école quitte les locaux de la catho et soit amenée à devenir une école d'Etat en somme, ouverte à tous, j'ai trouvé que c'était un progrès, qu'il ne fallait pas pleurer. C'était bien comme source mais il fallait bien s'ouvrir au monde entier

Mais quelque part on sait que c'est là où elle est née.

 

-Est-ce que l'ambiance était très catho ?

-Dans ce milieu-là, c'était très ouvert, et j'étais très contente de cette ouverture. Des gens comme Jules Clauwaert, je ne les aurais jamais connus, s'ils n'avaient pas pu pour cette raison là mettre les pieds à la Catho.

 

-Est-ce qu'il y avait des gens moins croyants ?

-On avait le droit de penser, il y avait quelque chose qui permettait une ouverture, une indépendance. Je pense que l'homme est fondamentalement libre. Ma foi elle est quand même loin de certains dogmes. L'église traditionnelle de Rome, c'est pas mon truc.

 

Nous n'étions que deux filles dans cette année, on était très contentes d'être deux, on se serrait les coudes. Finalement on était très fières. On n'a pas subi de choses trop désagréables. Des tentatives de séductions c'était plaisant après tout, on en faisait ce qu'on voulait. Mais on n'a rien vécu d'agressif

 

-Vous avez été prise au sérieux, autant que vos camarades ?

-Dans l'école sûrement, mais à l'extérieur s'il y avait des stages à faire dans des journaux, ce n'était pas à nous qu'on les proposait.

Les stages on les proposait à ceux qui voulaient faire une carrière immédiate, nous on ne savait pas trop… 

Je sais que je suis allée à Paris pour trouver du travail. Le premier travail que j'ai trouvé, c'est dans un journal d'étudiantes, ce dont j'étais très fière, mais on m'a fait tenir la liste des abonnés. Franchement, ça m'a déçue. Et j'étais moins fière quand il s'agissait de dire ce que j'y faisais.

Quand la Catho de Lille m'a envoyée à un congrès à Nancy pour parler justement d'une femme en faculté, j'étais enchantée. J'ai fait une conférence qui a compté pour moi. J'ai été applaudie. 

A  l'époque, j'osais encore dire que la femme devait être soumise à l'homme, mais depuis inutile de vous dire que j'ai changé. 

Je me suis longtemps demandée si les applaudissements c'était les aumôniers qui étaient d'accord parce que la femme doit être soumise à l'homme ou s'ils ne venaient pas de mes collègues qui venaient de Belgique, de Hollande et de toutes les facs de France auxquelles je disais "attention les choses vont changer".

 

-Est-ce que vous pensez que passer par l'école de journalisme vous a permis d'être une femme plus indépendante ?

-J'en suis persuadée parce que le fait que les responsables du journal de la Catho m'envoient parler dans toutes les facs et échanger sur les valeurs du monde et le faire comme on est capable de le faire quand on a 20 ans, ça a marqué toute ma vie.

 

-Vous avez continué à écrire après l'école de journalisme ?

-L'écriture pour moi, c'est un élan vital. Julia Kristeva dans "Thérèse mon amour" dit : " L'écriture est acte fondateur pour l'être parlant". 

Je disais toujours, il faut engranger la joie, les moissons pour les jours froids et durs, pour l'hiver au plafond bas, quand le ciel est de plomb et que l'obscurité descend comme une chape. 

L'écriture pour moi, c'est ça. Il ne faut pas laisser filer les moments de bonheur. Au début, je ne me donnais pas le droit d'écrire, je me cachais. Mon écriture c'est le fil rouge du désir, un désir passionné qui court tout au long de ma vie. C'est la course contre le temps. La passion d'écrire m'a toujours habitée, elle a dicté tous mes choix. Ca surgissait en moi, je me demandais quelle est la source cachée, pourquoi ce don d'écrire. Les phrases me viennent même la nuit, n'importe où. Je ne m'embarque nulle part sans un petit bloc et de quoi écrire. Je vais dans un café à Paris, je regarde les gens. Je suis heureuse et j'écris. L'écriture c'est quand même la transmission. Peut-être qu'avoir un père enseignant, ça donne envie de transmettre.

Quand mes enfants m'ont demandé de rassembler des textes pour raconter ce que j'avais vécu qui leur semblait intéressant, j'ai regroupé ce que j'avais écrit aux époques où je les ai vécues. Il n'y a pas cet embellissement de la mémoire. Ce sont des textes du moment, et vraiment ça me fait vivre. Ca me permet de rejoindre les gens. Ils me disent "c'est ce que j'aurais écrit et dit, c'est ce que je pensais et que je ne savais pas traduire".

 

 

-Que faisiez vous avant d'entrer à l'école. Comment vous y êtes-vous préparée ?

-J'avais obtenu mon bac de philo très tôt. Nous avons fui les Allemands, j'ai fait l'évacuation à vélo, ce qui nous a amené à Dinard dans la propriété d'un ce nos oncles. Mon père lui était retourné à Lille, en zone occupée, pour enseigner. Pour venir nous voir, il devait présenter des "Ausweiss" qui tout à coup étaient déclarés non valables. On redoutait toujours.

Comme je voulais préparer l'école, il m'a dit : "Je vais en parler à Verschaeve, on verra ce que tu peux faire pour te préparer là-bas. J'ai eu la chance inouïe d'avoir un courrier régulier de mon père me disant de la part de M. Verschaeve ce qu'il fallait faire. Il me disait entre d'acheter les "Odeurs de Paris" de Louis Veuillot. Lis-le, relis-le et tu t'en inspires. Ecris des petits textes, on va te donner des thèmes. Ils nous les corrigeront. Vous vous rendez compte, j'étais à Dinard, j'envoyais du courrier et il était corrigé par Paul Verschaeve. J'ai même une lettre de M. Verschaeve me donnant quelques conseils.

 

-Vous avez quel âge en entrant à l'école ?

-Je rentre en 1942, j'ai 21 ans. Je découvre l'école, logée alors dans la Catho boulevard Vauban, ce sont de très beaux immeubles. Nous avions quelques pièces pour l'école. Nous prenions des cours en fac de droit et de lettres et puis nous avions notre lieu à nous, la fameuse canarothèque où on trouvait tous les journaux de l'époque. 

L'école était chargée de rédiger le journal de la Catho. On allait à HEI, à HEC, en médecine, en droit, en lettres, en sciences pour rassembler tous les petits potins. Ca me donnait l'occasion d'aller à droite à gauche, c'était une vie merveilleuse. J'avais été dans la chambre de Michel Ballon, un étudiant en médecine. On m'a dit "Mais tu n'es pas bien, tu prends des risques !" Mais je ne risquais rien. C'étaient des relations très profondes, très riches, drôles. C'étaient les meilleures années de ma vie.

 

-Quels étaient les cours ?

-Les cours spécifiques étaient des moments de rédaction. On nous donnait un thème, il fallait rédiger. Notre prof de français était le cher Amoudru, un prof de lettres remarquable mais très sévère, il fallait vraiment se tenir à carreau, utiliser des mots du dictionnaire, pas d'argot, sauf si c'est vraiment de circonstance, intentionnel. Mais on n'avait très peu de cours spécifiques, sinon les travaux pratiques.

 

-En quoi consistaient-ils ?

-Rédiger rapidement, trouver dans la canarothèque les sources qui pourraient nous inspirer. La législation de la presse c'était vraiment pour nous.

 

-A quoi ressemblait la canarothèque ?

-Les journaux locaux, des quotidiens, des hebdos, des mensuels de toutes les régions, de Belgique, de Hollande. C'était vraiment un monde à découvrir.

 

-C'était une grande pièce ?

-Ce n'était pas immense, les murs étaient habillés de journaux. On y passait beaucoup de temps en dehors des cours. On avait plein de moments de convivialité et de rencontre

 

-Vous pouvez me parler de votre promo ?

-C'était une très bonne équipe.

Jeanine Verley était la seule fille avec moi, elle habitait Lille comme moi, je passais la prendre rue Jean Sans Peur et nous allions ensemble à l'école. Nous avions noué une amitié profonde, pleine de connivences. On n'était pas d'accord sur tout. Par exemple nous n'étions pas du tout pétainistes. Chez nous, il n'y avait pas Pétain. Jeanine me disait "tu sais ce sont mes parents qui pensent comme ça, c'est difficile." Donc on n'en parlait pas trop.

Guy Fauchille je me souviens. J'ai gardé une amitié avec sa sœur, Paulette. Elle a acheté mon dernier livre, je lui ai écrit en disant qu'elle me faisait un cadeau incroyable.

Je pense à Pierre Canquelain qui avait sa façon à lui de voir les choses.

Jean-Marie Desmons. Il s'est noyé dans la Deûle un jour après le repas. Il a coulé à pic, on ne l'a retrouvé que plusieurs jours plus tard. Je ne peux pas penser à lui sans des larmes.

Jules Clauwaert, fils de mineur, qui retournait les photos de Pétain. Il y a eu entre nous une amitié très profonde. Un jour il m'a reçu dans un très beau restaurant, longtemps après sa carrière. Je lui dis "Jules, on partage !". Il m'a dit "Je veux absolument te remercier de ce que ton père m'a dit quand je suis arrivé à l'école. Il m'a dit que j'étais chez moi, qu'on était heureux de m'accueillir. Ca m'a donné la force d'être qui j'étais". On se retrouvait régulièrement à l'occasion de fêtes de l'école.

J'ai revu Jules juste avant sa mort (en 2014) grâce à une amie commune, kiné, qui l'avait soigné. Il savait que ses jours étaient comptés. On s'est embrassés comme jamais, on savait qu'on ne se reverrait sans doute pas. Un très beau moment. Quel parcours ! Devenir directeur de Nord Eclair après tout ce qu'il avait fait !

 

-Qu'est-ce que vous avez fait après l'école ?

-Je ne suis pas si fière que ça parce que j'ai vécu une vie de femme chez elle. La première fois que mon mari m'a demandé : "Est-ce qu'on vivrait pas à 2 ?" Je lui a ai répondu un non franc, parce que je disais : "Je veux continuer à avoir des échanges avec qui je veux à écrire ce que je veux". 

Dire oui à un homme à cette époque là c'était avoir des enfants, laver des couches, faire la vaisselle, absolument pas mon projet du moment

J'ai fini par dire oui à Bernard, parce que je savais que c'était avec lui qu'il fallait que je vive. Moyennant quoi, j'étais chez moi, j'ai eu des enfants, je les ai élevés, et je ne voyais pas comment en même temps travailler. A l'époque ce n'était pas tellement facile. On n'était pas argentés, on ne pouvait pas dire "Quelqu'un va s'occuper de nos enfants"

J'étais surtout la femme de Bernard, on avait des enfants, on les élevait. Lui avait fait toutes ses études en cours du soir. Il était intéressé par la publicité. Il a fait une école supérieure de publicité de la ville de Paris. Il m'a dit : "on n'a pas d'argent mais on a de la matière grise, on va en faire quelque chose." 

Il a créé sa propre agence de publicité. Il m'a demandé d'être sa secrétaire et de lui permettre de vivre ce projet, ce qui m'a quand même intéressée. Je sortais un peu des travaux ménagers. Bien sûr c'est lui qui s'occupait des clients, moi je m'occupais des fournisseurs, de la comptabilité, d'envoyer des justificatifs, en fonction des clients qu'il avait… C'étaient plutôt des amis au départ, qui me permettaient de travailler vers ce qui m'a toujours intéressée : la transmission et l'ouverture aux autres.

Un jour, j'en ai eu assez en disant "c'est pas créatif, tu m'enlèves aux enfants, j'ai envie d'être plus avec eux". Il me laissait toujours le jeudi, jour de liberté à l'époque. Je l'avais exigé et il me le donnait. 

A Paris avec les enfants, c'était tellement riche on faisait des choses remarquables. Il y avait une certaine Semica Beau qui créait des films pour enfants. C'était très nouveau à l'époque.

 

-Qu'avez-vous fait quand vos enfants ont grandi ?

-J'ai eu la chance qu'une élève de l'école de journalisme qui s'occupait à Paris du journal "Dialoguer" de l'Union féminine civique et sociale (UFCV) me propose de travailler pour eux.

Elle m'a dit qu'on ne pourrait me payer que la moitié de ce qu'on devrait, qu'on ne te déclarerait pas. C'était gonflé quand même pour un mouvement féminin, mais j'ai accepté, j'avais tellement envie. 

Pendant quatre ans, j'ai eu ce bonheur d'être journaliste, de faire le choix de la photo de couverture, le choix des photos pour édulcorer un article trop ceci, trop cela, lui donner un autre aspect, mettre du blanc, de l'espace, choisir les caractères. Quel bonheur c'était !

Mes enfants me conseillaient, ils adoraient voir les feuilles sur la grande table : "Ah non, cette photo est ridicule, prends plutôt celle-là. Et là, tu es d'accord avec ce qu'ils disent ?"

Je leur répondais non, je ne suis pas d'accord avec le comité de rédaction. 

Pour moi c'étaient des bourgeoises trop bien pensantes. Je voulais ouvrir, donner de l'air, un peu de vent de révolte. Chez moi, j'ai une statue de Voltaire, et je lui dis souvent : "Voltaire, les révolutionnaires de tout poil on les aime !"

Au bout de quatre ans, j'ai reçu un message pendant les vacances me disant "On n'a plus besoin de toi, on emmène le canard à Lille." 

 

J'étais dans une rage, mais cette rage a été bénéfique. Je me demandais ce que j'allais faire. J'avais suivi quand même des sessions de formation en tout genre dans ce mouvement, l'UFCV. C'est un mouvement qui a ouvert beaucoup de femmes, leur a fait prendre conscience de leurs responsabilités civiques, locales, familiales bien sûr, mais surtout le poids que l'on peut avoir sur le monde. 

J'ai fait la connaissance de tas de femmes de milieux sociaux très divers. J'avais acquis une capacité de formatrice. J'ai décidé de créer des groupes de femmes, j'en ai créé dans des endroits différents à la Bastille, à Nation, à Créteil. 

On se retrouvait une fois par mois à 10 h du matin, chacune amenait un petit casse-croûte. A 16 h on allait chercher les enfants à l'école. 

Notre projet commun c'était "Qui je suis ?" qui veux-je devenir, est-ce que je peux avoir une profession, est-ce que je peux suivre des cours en faculté, est-ce que je peux aller dans une chorale. Souvent les réponses c'était "Ah non mon mari veut pas"

 

A force de faire ça, il y a eu des éveils, des choix, des choses qui passaient. Elles avaient un espace à elles où elles pouvaient vraiment dire ce qui leur tenait à cœur. Les injures qu'elles n'osaient pas lancer à la face de leur homme, là, elles pouvaient s'en libérer.

Je rencontre à ce moment une amie très précieuse que j'avais connue en fac, Colette Destombes. Avec son mari Albert, ils étaient tous les deux psychiatres, psychanalystes à Lille, très connus. Colette, on l'appelle encore aujourd'hui la "Dolto du nord". 

Ils viennent nous voir dans ce beau lieu que nous avons acheté à Pierre Ecrite, dans le Morvan. Elle me dit : "Mais tu es en train de détruire des couples. Tu devrais faire la formation du docteur Lemaire à Paris, spécialisé dans la thérapie du couple."

A la rentrée je tombe à pieds joints dans cette formation. La personne qui me reçoit me dit : "Mais vous avez 50 ans madame, à cet âge on ne change plus !" Mais j'ai été admise quand même dans une formation. J'ai rencontré Colette Lacoste qui m'a dit "bien sûr vous pouvez !"

Je suis retournée à 50 ans en faculté, en psycho-patho à l'école de médecine de Paris et je suis devenue thérapeute analytique et conseillère conjugale. J'ai pu travailler en PMI (protection maternelle et infantile) et en centre social à Villiers sur Marne et à Maisons Alfort. On m'envoyait des gens à qui je permettais d'être eux-mêmes, de se sentir exister. Je permettais à des couples de s'écouter, de se parler l'un à l'autre. J'ai quitté mon dernier client il n'y a pas très longtemps.

 

 


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